De l’autre côté du rivage, une dizaine d’hommes armés m’attendaient, une litière à leurs côtés. Près d’elle se tenaient deux servantes, dont l’une était Klena. Je m’agenouillai devant elle, lui permettant de m’embrasser. Ce n’était que tard dans mon enfance que j’avais réalisé que Klena était différente, étant de petite taille. Elle appartenait aux Eoyans, une tribu composée principalement d’hommes et de femmes de sa taille.
Ils étaient souvent accusés de recourir à des forces obscures. Vivant la plupart du temps dans l’isolement, ils interagissaient occasionnellement avec nous, les 'longues jambes', pour le commerce. Klena, cependant, avait été exilée pour s’être défendue contre un homme de sa tribu qui avait tenté de la violenter, ce qui avait entraîné sa mort accidentelle. Malgré sa justification, les anciens du village l’avaient banni. Ainsi, elle avait quitté sa famille, errant de ville en ville, souvent avec méfiance. Heureusement, son chemin croisa celui de ma mère qui, malgré les préjugés dominants, l’employa pour ses talents exceptionnels de couturière. Ma mère l’affecta à mon service dès ma naissance. Elle avait été pour moi ma nourrice, ma confidente et ma seconde mère.
Nous étions toutes les deux profondément émues. Je répondis à ses nombreuses questions, lui assurant que j’allais bien et que, contrairement à ses préoccupations, j’avais été bien nourri. L’un des hommes s’approcha et mit fin à notre conversation avec tact.
« Votre Altesse, je suis le capitaine Kargen, et mes hommes et moi avons reçu l’ordre de vous escorter jusqu’à Den Lorïa et d’assurer votre sécurité. »
« Je vous remercie, capitaine, mais puis-je d’abord vous demander une faveur ? » répondis-je.
« Quelle est-elle, Votre Altesse ? » demanda le capitaine.
« Seulement un léger détour, Capitaine. Je souhaite visiter le temple d’Aceluna avant de me rendre à Den Loria. Cela ne devrait prolonger notre voyage que d’un jour ou deux. Voyez-vous, je ne peux pas dire adieu à ma vie de novice sans y faire une offrande. Il s’agit en somme d’un pèlerinage, un bon présage pour l’avenir. »
J’offris au capitaine mon sourire le plus convaincant, masquant une vérité que je ne pouvais pas partager derrière ma pieuse excuse.
« Il en sera comme vous voudrez, Votre Altesse. Je ne peux pas refuser une telle demande. J’enverrai un message au palais au sujet de ce léger retard. »
Mon cheval Antarès était entre de bonnes mains et je gardais Altaïr près de moi. Le capitaine m’aida ensuite à monter dans la litière tirée par quatre chevaux. Elle était composée de bois précieux et richement décorée d’une charpente dorée. Malgré la grande banquette ornée de coussins, les rideaux de soie et les ornements, j’avais peu d’affection pour ces espaces confinés. Comment le pourrais-je ? Après la liberté que j’avais connue sur l’île. Lin, une autre suivante, entra dans la litière avec hésitation, regardant Altaïr avec méfiance alors qu’il grognait. Altaïr maintenant un loup presque adulte imposait le respect.
« N’aie pas peur, » lui dis-je, « il ne te fera pas de mal. Il est juste prudent. » Je caressai ensuite la tête de l’animal pour l’apaiser.
Le voyage devait durer trois jours. Nous nous arrêtâmes dans diverses auberges, et j’observai attentivement ce monde que je ne semblais plus connaître. Je savourais des aliments qui m’avaient été inaccessibles à Nagaël, trouvant de la joie et de la curiosité en tout.
Le capitaine Kargen chevauchait souvent à côté de la litière pour que nous puissions converser à travers les fenêtres. Il parla de sa patrie sur les terres d’Olivï et de ses vingt années au service de mon père. Qu’est-ce qui l’avait conduit au royaume de Thanït ? « L’amour », me confia-t-il, pour une fleur sauvage aux yeux noirs, sa compagne depuis vingt ans, qui lui avait donné trois fils.
Malgré toutes ces années passées sur l’île, loin des hommes adultes, leur proximité ne m’avait pas déstabilisé. Les hommes que j’avais rencontrés dans les auberges, cependant, se comportaient bizarrement. Ils me regardaient avec des sourires idiots et donnaient parfois des coups de coude à leurs compagnons. Ils gardaient leurs distances, probablement intimidés par mon loup et mes hommes d’armes. Leurs attitudes me laissaient contemplative.
Les gardes me témoignaient beaucoup de révérence, mais je surprenais parfois leurs regards. Le capitaine Kargen, cependant, ne manifestait pas un tel comportement, alors je m’ouvris à lui à ce sujet. Il rit de bon cœur à ma question.
« Non, Votre Altesse, je ne suis pas le seul homme sain d’esprit ici, » dit-il. « Si j’avais quelques années de moins, que je ne sois pas lié par mes devoirs et que je ne sois pas tout à fait épris de mon amour diabolique, je pourrais bien partager leurs sentiments. »
Je le regardais, perplexe.
« Vous n’aviez pas de miroir sur l’île de Nagaël, Votre Altesse ? » demanda-t-il.
« Non, répondis-je, ne comprenant toujours pas ce qu’il voulait dire. Ai-je des défauts ? » Il rit de nouveau de mon expression.
« Les hommes ne sont pas très subtils, et ils se comportent toujours comme ça avec une belle dame. »
En effet, les hommes étaient facilement distraits, manquant de subtilité, comme l’avait si bien dit le capitaine Kargen. Je les observais maintenant avec curiosité ; tous si différents, mais si semblables dans leur colère, leur tristesse et leurs rires. À mon avis, ils se comportaient souvent comme de grands enfants.
***
La veille de notre arrivée à Aceluna, nous nous arrêtâmes dans une petite auberge du village d’Ireoa pour la nuit. Nous avions prévu de visiter le temple le lendemain matin. Cette auberge, de taille moyenne et bien tenue, n’était pas différente des autres où nous avions séjourné. Il fallait admettre que, malgré le rythme plus lent, le voyage dans la litière avait été très confortable.
Avant le dîner, je décidais d’aller me dégourdir les jambes et d’explorer le village, accompagné de Klena et de deux gardes. Les marchands fermaient leurs étals, et les hommes revenaient des champs, tandis que des odeurs alléchantes de nourriture s’échappaient des maisons. Les mères appelaient leurs enfants pour qu’ils rentrassent manger. Soudain, une personne surgit d’une ruelle et se jeta à mes pieds. Je sursautai et reculai, surprise, alors que les gardes intervinrent rapidement. Il s’agissait d’une femme, babillant de manière incohérente. Un jeune homme arriva bientôt, s’agenouillant immédiatement en reconnaissant les uniformes des gardes.
« Je vous demande humblement pardon, madame, » plaida-t-il. « C’est ma jeune sœur, elle n’est pas saine d’esprit. S’il vous plaît, pardonnez son intrusion. C’est de ma faute, je ne l’ai quitté du regard qu’un instant. »
La pauvre jeune femme semblait inconsciente de ce qui l’entourait, traçant d’un doigt les contours des pierres sur le sol et mâchouillant sa manche, un filet de salive coulant le long de son menton.
« Ce n’est rien. Levez-vous et occupez-vous de votre sœur, » répondis-je
Le jeune homme l’aida rapidement à se relever. Alors qu’il l’emmenait, elle se tourna soudainement vers moi.
« Tu n’es pas ce que tu sembles être, s’écria-t-elle pointant un doigt accusateur vers moi. Je le sais, je le sens. Tu ne peux pas me tromper. Je vois la bête. Personne n’agit en secret. Quelqu’un doit payer pour le crime. L’odeur de la tombe émane de toi. »
Puis, elle commença à fredonner un air avec un sourire.
« Réjouissez-vous du présent, festoyez, riez et dansez, car cela ne durera pas, » ajouta-t-elle avant d’éclater de rire.
Son frère, inquiet pour leur sécurité, lui couvrit rapidement la bouche et l’entraîna dans l’allée. Je me tenais là, à les regarder s’éloigner. Klena me prit la main, cracha plusieurs fois par terre pour conjurer le mauvais sort et éviter le mauvais œil, puis me rassura en me rappelant que la jeune femme n’était point saine d’esprit.
« Je sais, » murmurai-je, plus pour moi-même que pour elle.
Pourtant, c’était à moi qu’elle avait parlé, me regardant droit dans les yeux, perdant momentanément son air désorienté. Son regard m’avait transpercé et ses mots m’avaient fait froid dans le dos. Une bête ? L’odeur d’une tombe qui émanait de moi ? Qu’est-ce que cela pouvait signifier ? À Nagaël, on croyait que ceux qui avaient l’esprit troublé étaient plus réceptifs aux choses que les autres ne voyaient pas. Qu’avait-elle vu ? Je fis un signe de protection pour moi-même. Je suivis Klena jusqu’à l’auberge. Elle n’était pas saine d’esprit, me répétai-je.
***
Le lendemain, nous aperçûmes le Temple d’Or d’Aceluna, dédié à la gloire d’Alkïan et de Samrah. Écartant les voiles de ma litière, je le contemplai avec admiration. Il était construit sur un îlot naturel au milieu d’une forêt dense et luxuriante — un palais sur les flots. Surplombant le lac Sapna, il s’étendait entre l’eau et le ciel vaste et majestueux. Je fus immédiatement captivée et compris pourquoi il enchantait tant les pèlerins.
Le temple semblait avoir été conçu par les dieux eux-mêmes. C’était un immense bâtiment blanc, orné de colonnades, et surmonté d’un dôme doré qui scintillait sous le soleil du matin. Quand je descendis de la litière, je me tins un instant sur la berge figée, retardant le moment de traverser le pont qui y menait. Je me sentais si petite, si insignifiante. Il s’agissait de la demeure des Luxens, protecteurs du monde par leur clairvoyance. Je n’avais jamais eu l’opportunité de rencontrer l’un d’entre eux et j’étais à la fois excitée et curieuse. Certains pensaient que puisque leur pouvoir avait été révélé au contact des Coldran, ils n’étaient pas tout à fait comme les autres. Après tout, on ne savait rien du Coldran, une pierre composée d’un matériau inconnu, jamais vu auparavant dans notre monde.
J’avais choisi de porter ma tenue de novice, en n’ajoutant qu’une cape. Je touchai le sac en cuir dans ma poche et je m’avançai vers le temple. Mon escorte m’attendait sur le rivage, car il n’était pas encore dix heures, et le temple était fermé aux pèlerins et visiteurs. J’empruntai le pont qui était plus long que je ne le pensais. En arrivant aux portes fermées du temple, je frappai deux fois, et à la troisième, elles s’ouvrirent enfin. Deux prêtresses vêtues de blanc se tenaient à l’entrée, la mine sévère et réprobatrice. L’aînée m’examina lentement, remarquant ma tenue de novice, mais son expression demeura froide.
« Qui êtes-vous et que voulez-vous ? » demanda-t-elle laconiquement.
« Je m’appelle Danaé. Je suis en route pour mon foyer et je suis venu transmettre les salutations de la Haute Prêtresse au Luxen Kaendra. J’aimerais la voir, je vous prie, » répondis-je.
« Vous ne pouvez pas la rencontrer, » objecta-t-elle.
« Je suis une Soa, » dis-je en montrant le collier autour de mon cou.
Il n’était pas question de laisser cette mégère m’obstruer le chemin.
« Vous m’obligeriez en me conduisant auprès d’elle, prêtresse. Je n’ai pas de temps à perdre ; mon escorte m’attend sur le rivage, » dis-je avec autorité.
La mégère jeta un coup d’œil derrière moi, ses yeux s’écarquillèrent à la vue de mon imposante suite. Elle subodora, pensais-je, que je devais être une personne de quelque importance, sans que je lui eusse donné mon titre. Elle apprendrait bien assez tôt qui j’étais. Au fil de ces années à Nagaël, j’avais perdu l’habitude de me présenter comme la princesse Danaé.
Les portes s’ouvrirent toutes grandes, et je fus introduit dans la salle déserte. C’était une immense pièce circulaire d’une grande simplicité. En son centre se dressaient deux immenses statues d’Alkïan et de Samrah, côte à côte, taillées en or et en ivoire. Alkïan était représenté sous les traits d’un homme, les bras levés vers le ciel, tandis que Samrah, une femme, était assise sur un tronc d’arbre, entourée d’animaux. Je posai immédiatement les mains sur mon front en m’inclinant. Puis je m’en approchai, pour mieux l’observer, quand j’entendis un bruit derrière moi.
En me retournant, je vis un chien, plus grand que tous ceux que j’avais vus auparavant. Il se tenait là, me regardant de ses yeux bruns. Je me trouvais déconcerté par son regard qui paraissait si humain, puis, aussi soudainement qu’il était apparu, il disparut. La prêtresse revint, m’informer que la Luxen Kaendra allait me recevoir. Je la suivis dans les dédales de couloirs de marbre, jusqu’à ce qu’elle m’ouvrit les portes d’une pièce dans laquelle je pénétrai.
C’était une chambre lumineuse et spacieuse. Une personne se leva à mon entrée — une petite fille, d’à peine dix ans, réalisai-je. Je me tournai vers la prêtresse, sur le point de mentionner son erreur, quand l’enfant parla.
« Bonjour, princesse Danaé. Je suis Kaendra, » dit-elle de sa voix enfantine.
Je ne pouvais dissimuler ma surprise, je ne m’attendais pas à une enfant. Il est vrai que l’on parlait toujours des Luxens, mais l’on ne savait rien d’eux, si ce n’était leur sexe, car ils n’apparaissaient jamais en public. Comment pouvait-elle faire face à une telle vie en étant si jeune ?
« Laisse-nous, » ordonna-t-elle à la prêtresse, d’un ton autoritaire qui contrastait fortement avec son apparence. La prêtresse s’exécuta immédiatement.
Je compris alors qu’elle était aveugle, car elle ne me regardait pas, mais fixait un point à l’horizon.
« Je vous prie de prendre place, vous venez de la part de la Haute prêtresse, » déclara Kaendra.
« En effet, » répondis-je, remise de ma stupéfaction. Pardonnez ma surprise.
« Vous êtes toute pardonnée princesse, » lança-t-elle en souriant.
J’entendis un grognement étouffé près de moi et je vis le chien rencontré plus tôt, près de la fenêtre laissée ouverte.
« Vous avez déjà rencontré Horhan, je crois, » ajouta-t-elle. Il est mes yeux.
Il semblait qu’elle ne parlait pas au sens figuré, mais littéralement. Je me tournai vers le chien, qui resta immobile, m’observant calmement. Je revins alors à mes devoirs et sortis le petit sac de cuir de ma cape.
« La Haute Prêtresse vous envoie toutes ses amitiés et m’a prié de vous remettre ceci, dis-je en lui tendant le sac de cuir. »
J’avais oublié un instant qu’elle était aveugle, ce fut le chien qui s’approcha de moi à son ordre et prit le sac dans sa gueule et alla le déposer sur les genoux de sa maîtresse.
Puis Kaendra prit le sac entre ses mains, qu’elle soupesa, j’eus la sensation que juste en le touchant elle avait pu voir ce qu’il contenait. Une ombre passa alors sur son visage. Puis elle eut un sourire triste, qui me donna envie de la consoler. Qu’il y avait-il dans ce sac de cuir, qui puisse l’attrister à ce point ?
« La Haute Prêtresse doit vous tenir en haute estime pour vous confier cette mission. »
« Je suis au service de la Dame ; elle n’a qu’à commander. Je suis aussi flatté de la confiance qu’elle m’accorde. »
« Il y a aussi un message. «
« C’est vrai. ‘Mes souvenirs sont aussi brûlants que les flammes, et plus profonds que l’océan. Ils ne seront pas emportés par le vent, mais s’ancreront à jamais dans la terre.’ »
Quand j’eus fini, Kaendra se leva et le chien se tint à côté d’elle, elle mit sa main sur sa tête pour qui la guida près d’un guéridon. Elle ouvrit un coffret et y déposa le sac de cuir. Je parcourus la pièce du regard, elle était grande et pleine de couleurs. Non loin se trouvait un chevalet. Je me demandai comment elle pouvait peindre sans la vue. Je me levai et m’en approchais j’eus le souffle couper en découvrant ce qui se trouvait sur la toile. C’était le portrait d’une femme dans une litière, moi, cela remontait à un ou deux jours, car je reconnus ma toilette. Je parlais à une personne que l’on ne distinguait pas et près de moi se tenait mon loup. Les détails étaient si criants de vérité qu’il semblait qu’elle avait été dans la litière avec nous.
« J’ai eu une vision de vous, que j’ai peinte, » expliqua-t-elle. Quant aux couleurs, je peux les sentir.
Elle répondit à toutes les questions que j’avais en tête. En s’approchant, elle toucha ma cape.
« Votre cape est grise, » remarqua-t-elle.
« C’est stupéfiant, » m’émerveillai-je en regardant la toile.
« Elle est à vous si vous le souhaitez. »
« Je ne peux pas accepter. »
« J’insiste, cela me fait plaisir, je sais qu’elle sera entre de bonnes mains. Votre mission accomplie peut-être voudriez-vous voir la Pierre ? « demanda-t-elle.
Comment pouvais-je refuser ? J’acceptai sans attendre, trop heureuse de contempler la pierre sacrée de près. Elle me conduisit au bout de quelques minutes dans divers couloirs, dans une grande pièce rectangulaire, austère à l’exception d’un podium de marbre sur laquelle était placée la pierre sur un écrin en velours. J’étais émerveillée par ce joyau inestimable, qui constituait une énigme pour les grands esprits de notre temps. Son existence était un véritable mystère. On disait qu’elle était tombée du ciel.
La pièce était sombre, éclairée seulement par l’éclat de la pierre bleue, projetant des rayons autour de la pièce. C’était une pierre ovale, imposante, dégageant une énergie incroyable.
Comme pour me l’illustrer, Kaendra posa ses mains sur le Coldran, qui s’illumina aussitôt avec plus d’intensité. Une lumière qui sembla pénétrer et se répandre sur son corps. Kaendra rejeta la tête violemment en arrière, le corps parcouru de tremblement dans un cri, tandis que la lumière jaillit de ses yeux et de sa bouche, et se répercuta sur le plafond en forme de dôme. Mes poils se hissèrent sur ma nuque et mes bras avant que je ne levasse les yeux au ciel. Je demeurai figée sur place, incapable de bouger, enracinée à l’endroit où je me trouvais. Je portai les mains sur ma bouche face à la vision d’horreur retenant le cri que je voulais pousser, mais ma gorge était trop serrée pour me permettre d’émettre le moindre son.
Au-dessus de moi, des silhouettes à la chair vert grisâtre et en décomposition — des monstres morts-vivants, pensais-je, émergeaient du plafond remplissant la pièce, émettant des cris perçants, inhumains. Les jambes soudainement faibles, je m’effondrais sur le sol, me couvrant les oreilles. Keandra demeurait figée dans la même posture. Quand je recouvris ma voix, je criai son nom à plusieurs reprises, mais elle ne m’entendait pas. D’autres formes jaillirent du plafond et se répandirent dans toute la pièce, en plus grand nombre encore. Ils poussaient des hurlements comme ceux que l’on devait entendre dans les enfers. Je fermai les yeux alors que certains s’approchaient de moi, et à chaque fois que j’essayais de bouger, me diriger vers Kaendra, je sentais une force mystérieuse me repousser en arrière.
J’avais le sentiment que si Kaendra se détachait du Coldran, cette abomination disparaîtrait. Incapable de me relever, j’essayai de me frayer un chemin jusqu’à Kaendra en rampant sur le sol froid avec difficulté, car j’étais sans cesse propulsée en arrière. Je me protégeais avec un bras et tentais d’avancer en utilisant l’autre, criant le nom de Kaendra dans cette cacophonie.
Je parvins à percevoir dans ce chaos improbable, parmi les hurlements, une litanie, une voix qui psalmodiait quelque chose que je ne pus distinguer de prime abord. Mais je prêtai l’oreille, tentant de me concentrer uniquement sur cette voix.
‘ Ambaran eguraraye noya sepnatis, caro osheyani sar lucrïa.’
Luttant pour l’atteindre, repoussée en arrière à chaque fois, je me sentais faiblir. Ces présences semblaient irréelles, mais le bruit, la puanteur, la force mystérieuse n’étaient que trop réels. Je continuais à ramper désespérément vers Kaendra.
Mes membres s’alourdissaient ; il devenait de plus en plus difficile d’aller de l’avant. Mes forces s’amenuisaient, la tête me tournait, alors l’obscurité m’enveloppa.
***
Lorsque je rouvris les yeux, je regardai autour de moi désorientée. Je reposais sur un lit et ma tête me paraissait si lourde. Je me redressai péniblement. Je n’étais pas seule à mes côtés se trouvait Klena. Je fus infiniment heureuse de voir un visage familier. Elle me prit dans ses bras et je me blottis contre son épaule. Elle ôta les mèches moites sur mon visage et me regarda attentivement inquiète. Je la rassurais sur mon état, je lui demandais l’heure et elle m’apprit qu’il était près de six heures du matin et que j’avais dormi pendant deux jours.
Je ne me sentais pas plus vigoureuse après ce repos. Elle m’informa que ma suite ainsi que les hommes qui m’escortaient avaient été logés dans les annexes du temple.
Elle me tendit de l’eau que je bus avidement. Elle dut me nourrir puisque j’étais encore trop faible. Lin et elle m’aidèrent ensuite à me baigner, puis à me recoucher. J’avais l’impression d’être aussi faible qu’un nouveau-né.
Quelques instants plus tard, l’on frappa à la porte, Klena s’empressa d’aller ouvrir. Le visiteur se présenta comme l’un des Luxens, j’acceptai aussitôt de le recevoir, il avait peut-être des informations sur l’état de Kaendra. Lin m’aida à me redresser contre les oreillers. Le Luxen était un homme de grande taille, à la peau hâlée, il possédait une longue barbe noire.
« Votre Altesse, salua-t-il en s’inclinant, je suis Goran, l’un des trois Luxen, et je regrette que nous nous rencontrions dans de telles circonstances. »
« Comment va Kaendra ? » demandai-je, renonçant à la bienséance en raison de mon inquiétude.
« Elle va bien et se repose. Ce dont vous avez été témoin est très rare. Depuis presque dix ans que je suis Luxen, c’est la première fois que je suis témoin d’un Lorus. »
Je m’appuyai contre mes oreillers, et fixai mon regard sur Goran.
« Goran, vous avez parlé d’un Lorus. Qu’est-ce que c’est exactement ? » demandai-je, ma curiosité piquée.
Goran marqua une pause, sembla peser soigneusement ses mots.
« Imaginez, Votre Altesse, que chaque vision vécue par un Luxen est comme un rêve confiné dans son esprit — intangible et personnel. Mais parfois, dans des circonstances rares et extraordinaires, une vision devient si puissante, si chargée d’énergie qu’elle franchit cette frontière mentale. Ce phénomène, c’est ce qu’on appelle un Lorus. »
Il se dirigea vers la fenêtre, regardant dehors tout en parlant.
« Dans un Lorus, la vision ne reste pas seulement dans l’esprit du Luxen. Elle s’infiltre dans le monde physique, se manifestant à la vue de tous. C’est comme si le Luxen devenait un conduit, transformant la pensée en réalité, même brièvement. »
Mes yeux s’écarquillèrent de compréhension et de peur.
« Donc, ce que j’ai vu… ces figures épouvantables ! »
« Oui, Votre Altesse. Ce dont vous avez été témoin, c’est la vision de Kaendra s’échappant des limites de son esprit. C’est un événement extrêmement rare, à tel point que beaucoup d’entre nous ont cru qu’il s’agissait d’une simple légende. Un Lorus peut être dangereux, non seulement pour le Luxen qui en fait l’expérience, mais aussi pour tous ceux qui sont présents. Il draine l’énergie de tout ce qui l’entoure, essayant de maintenir son existence en dehors de l’esprit. »
Je réfléchis à ses paroles, essayant de saisir la gravité de ce qu’il décrivait.
« Mais comment une vision peut-elle devenir si puissante ? » demandai-je.
Goran se retourna pour me faire face, l’air grave.
« Nous pensons que c’est lié à l’intensité émotionnelle et psychique de la vision. Lorsqu’un Luxen voit quelque chose de particulièrement déchirant ou capital, la vision peut acquérir une sorte de… d’impulsion. Et le Coldran, avec ses énergies mystérieuses, agit comme un catalyseur dans cette transformation rare. »
Je restai assise, abasourdi, tandis que je mesurais ce qu’il me disait. Le Lorus n’était pas seulement un événement mystique ; c’était un phénomène dangereux et incontrôlable qui brouillait la frontière entre la pensée et la réalité.
« Loués soit Samrah et Alkian, vous avez été sauvées à temps. Votre survie, je crois, est aussi due à cette pierre autour de votre cou. »
Je touchais la pierre sur le collier. « C’était un cadeau de la Grande Prêtresse. L’avait-elle prévu ? » me demandai-je à voix haute.
« C’est une pierre Fioer, que l’on ne trouve qu’à Nagaël, » ajouta Goran. « Entre autres propriétés, elle protège votre énergie des forces extérieures. »
En réfléchissant à mes expériences récentes, je me demandais si je devais retourner à Nagaël, car j’avais à peine quitté mon île depuis une semaine et j’avais déjà failli perdre la vie.
« Nous avons de la chance que le Lorus ne s’étende pas au-delà des murs du temple. »
« Vous voulez dire qu’il aurait pu se propager à l’extérieur ? »
« Oui, semant le chaos et la panique. Cependant, Kaendra a réussi à le contenir », conclut-il.
« Pouvez-vous me dire ce qu’étaient ces apparitions ? » demandai-je, un frisson de dégoût me parcourut.
« C’étaient les âmes damnées des soldats de Sualana, Votre Altesse. »
« Des soldats ? Maintenant que vous le mentionnez, ils portaient des armes étranges, différentes de toutes celles que j’ai vues. »
Goran s’installa sur une chaise en face de moi, son visage reflétant la gravité de l’histoire qu’il était sur le point de raconter. « Permettez-moi de vous ramener, Votre Altesse, à un moment charnière de notre histoire, il y a cinq siècles », commença-t-il, sa voix prenant un ton méditatif. « C’était une période de grands troubles et de conflits, après la mort du souverain suprême de Némea. »
Je me penchai en avant, ma fatigue momentanément oubliée dans le sillage de ma curiosité grandissante. « Il n’a donc pas laissé d’héritier ? intervins-je, essayant de reconstituer ma connaissance fragmentaire de notre passé.
« Exactement, » acquiesça Goran, appréciant mon intérêt. Le souverain n’avait pas de successeur direct, seulement deux sœurs qui étaient mariées à de puissants vassaux. Sa mort a créé un vide de pouvoir, déclenchant un conflit brutal pour le trône.
Je fronçais les sourcils en pensant aux implications. « Alors, cela a conduit à une guerre entre les vassaux ? »
Les yeux de Goran s’assombrirent à ce souvenir. « Plus qu’une simple guerre, c’était une bataille impitoyable pour la domination. Les frères se retournaient les uns contre les autres, chaque vassal étant animé par une soif implacable de pouvoir. Le royaume entier a été plongé dans le chaos, marqué par des atrocités indicibles et des effusions de sang. »
L’horreur de ce qu’il décrivait était presque palpable. « Comment cela s’est-il terminé ? » demandai-je, ma voix à peine au-dessus d’un murmure.
« Un groupe de visionnaires, fatigués de ce conflit sans fin, s’est regroupé. Ils étaient déterminés à rétablir la paix et l’ordre », poursuivit Goran. « Leurs efforts ont culminé lors de la bataille de Sualana, dans les terres septentrionales du royaume de Qroennies. C’est là qu’ils ont affronté les derniers dissidents, mettant définitivement fin à leur résistance. »
Son explication brossait le portrait saisissant du passé tumultueux de Nemea, une histoire marquée par les conflits, mais aussi par la résilience et la détermination de ceux qui recherchaient la paix. C’était un héritage qui continuait à façonner notre présent d’une manière que je commençais à peine à comprendre.
« Et les corps des vaincus ? » demandai-je, un sentiment d’effroi s’installant en moi.
Goran soupira, le regard lointain. « Ils n’ont pas eu droit à un enterrement digne de ce nom. Au lieu de cela, leurs restes ont été jetés dans une fosse commune et recouverts d’hysope. D’anciens rites étaient invoqués pour maudire leurs âmes, s’assurant qu’ils ne trouveraient jamais la paix ou la rédemption, les portes de l’au-delà leur étant à jamais fermées. Ils souhaitaient aussi les dissimuler aux chercheurs d’âmes. »
Je frissonnai à la finalité de ses paroles. « Un tel destin semble… sévère. »
« C’était une autre époque, Votre Altesse » répondit Goran, la voix teintée de regret. « La malédiction était censée avoir un effet dissuasif, un avertissement contre une ambition aussi impitoyable. Mais comme pour toutes les choses enfouies et oubliées, elles trouvent parfois un moyen de retourner dans le monde, comme vous en avez malheureusement été témoins. »
Je songeai à ces âmes perdues, condamnées à errer pour toujours dans les limbes, incapables de franchir les portes de l’au-delà. « Pourquoi cette vision est-elle parvenue à Kaendra ? Qu’est-ce que cela signifie ? Ils errent dans les limbes, incapables de pénétrer notre monde, n’est-ce pas ? »
« Non, ne vous inquiétez pas, Votre Altesse, ces pauvres âmes existent dans un autre royaume astral. »
Malgré ses assurances, j’étais toujours troublé par ce dont j’avais été témoin.
« Pensez-vous, Goran, que ma présence ou quelque chose que j’ai fait ait pu déclencher cela ? »
« Je ne le crois pas. Cela semble être une malheureuse coïncidence, rien de plus. »
« Et comment Kaendra va-t-elle, vraiment ? »
« Elle a perdu beaucoup d’énergie, mais elle est forte. Elle sera bientôt remise sur pied ».
« Pourrais-je lui rendre visite ? »
« Certainement, une fois que vous aurez récupéré. Je suis sûr qu’elle sera heureuse de vous voir.
« Je me sens déjà mieux, » affirmai-je.
Goran s’approcha, me prit les mains et ferma les yeux. « Votre énergie n’est pas complètement restaurée ; vous avez besoin de plus de repos ».
Je voulus protester, mais je me retrouvais soudainement submergée par la fatigue. Je remerciai Goran pour ses éclaircissements. Alors qu’il était sur le point de partir, quelque chose me revint à l’esprit.
« Pendant le tumulte, j’ai entendu une voix parler dans la langue sacrée des anciens. »
« Que disait-elle, Votre Altesse ? » Demanda Goran, sa curiosité piquée.
« Je ne suis pas sûr, attendez… Cela semblait plutôt inquiétant. »
Je me concentrai, essayant de me rappeler les mots exacts que j’avais entendus.
« Ce n’est pas grave si tu ne t’en souviens pas maintenant. Peut-être plus tard… »
« Oui, 'L’ombre était mon royaume, mais je m’éveille à la lumière' », récitai-je. « Pensez-vous qu’il y ait un lien ? »
« Je n’en suis pas sûr. Ce n’est peut-être pas lié aux soldats. Nous avons parfois plusieurs visions simultanément », expliqua-t-il.
« Donc, en supposant que ces soldats soient une vision du passé, cette voix appartient-elle aussi au passé ? C’était comme un avertissement ou une mise en garde. »
« Rassurez-vous, le Dïron se réunira bientôt pour discuter de ce Lorus, et je présenterai cette nouvelle information. »
Le Dïron, un conseil composé du haut prêtre, des prêtres et des Luxens, se réunissait pour discuter et interpréter les visions. Leur sagesse collective dépassait sans aucun doute la mienne, et il saurait comprendre cette voix mystérieuse.
***
Tout au long de la journée, j’eus un sommeil agité. Le soir, Klena m’apporta un autre bouillon et je me rendormis. Cette nuit-là, mon repos fut troublé, hanté à nouveau par des visions de l’armée maudite. Je me réveillai en sursaut, en sueur, Klena endormit sur un matelas de paille à côté de moi. Le pâle rayon de soleil qui se déversait dans la pièce à travers les épais rideaux fermés indiquait qu’il était tôt le matin.
J’avais besoin d’air, je quittai mon lit, je me sentais plus forte que je ne l’avais été dernièrement. J’aspergeai mon visage d’eau froide, puis je fis une toilette sommaire et m’habillai. Enfilant mon manteau, je sortis de ma chambre. Le temple était silencieux, mes pieds nus ne faisant aucun bruit sur le marbre froid. Guidée par les quelques torches qui éclairaient les couloirs, je trouvai facilement le chemin de la chambre du Coldran, poussée par le besoin de déterrer des traces de la vision ou de me remémorer des détails oubliés.
La pièce était telle que je m’en souvenais, la pierre brillait comme la première fois que je l’avais vu. Tout paraissait normal. On pouvait à peine croire que, quelques jours plus tôt, la pièce avait été le théâtre d’un chaos d’un autre monde. Je fis le tour de la pièce touchant les murs et le sol, mais rien ne semblait anormal. En observant la pierre à distance, je me questionnai sur son pouvoir énigmatique, que personne ne comprenait. En l’observant, je sursautai lorsque la pierre changea, passant du bleu au blanc, sa lumière s’intensifiant. Je fus troublé par un faisceau de lumière projeté sur le mur derrière moi. Mon cœur cognait à vive allure dans ma poitrine de ce que j’allais découvrir. Je me tournai lentement, me préparant à une autre vision horrible.
Quand je me retournai enfin, je fronçais les sourcils, confuse, il s’agissait de mon propre reflet, du moins, le pensais-je au début. Pourtant, la projection de cette femme contre le mur, tout en me ressemblant fortement, était différente. Son visage était plus rond, marqué par un grain de beauté sur sa joue, et ses yeux d’ambre semblable aux miens avaient une forme différente. Je m’approchai, levant la main pour toucher la sienne, mais je ne sentis que le marbre froid.
« Qui êtes-vous ? » murmurai-je.
Elle se retourna brusquement, comme si elle entendait un bruit derrière elle. Elle parlait, mais aucun son ne me parvenait. Je fis un geste pour montrer mon incapacité à comprendre, puis j’essayai de lire sur ses lèvres, en vain. Elle me désigna d’abord, puis elle-même, et joignit les mains, signalant un lien entre nous ? Elle jeta un coup d’œil par-dessus son épaule une fois de plus puis la projection disparut aussi rapidement qu’elle était apparue, tandis que je demandai à la vision d’attendre.
Debout là, devant le mur, je me retournai vers le Coldran. Il avait repris sa couleur habituelle. Que s’était-il passé ici ? Comment cela était-il possible ? Le Coldran, une pierre de divination, ne révélait ses secrets qu’aux Luxens au toucher. Je n’en étais pas un et je ne l’avais pas approché. Pourtant, cette projection ne semblait pas liée aux visions du Lorus. La jeune femme qui me ressemblait prétendait que nous étions liés, mais comment ? Depuis que j’avais quitté Nagaël, les questions restées sans réponse étaient mon lot.
« Êtes-vous ici pour vous rassurer, Votre Altesse ? » me demanda une voix derrière moi, me faisant sursauter une fois de plus.
Il s’agissait d’un homme debout dans l’embrasure de la porte. Il pénétra dans la pièce et je pus mieux le distinguer. Il portait la robe des prêtres, une longue tunique blanche à col haut, mais la sienne était brodée de motifs dorés sur le devant montrant un statut élevé. Il se tenait droit, les mains soigneusement croisées derrière le dos. Son visage pâle aux pommettes prononcées contrastait fortement avec ses longs cheveux blonds blancs qui tombaient en cascade dans son dos. Ses yeux, d’une nuance de violet captivante, avaient une allure presque magnétique.
Sa beauté était remarquable. Un homme possédant un tel degré de perfection semblait presque indécent. Certains pourraient considérer que ces caractéristiques frappantes étaient superflues, peut-être même gaspillées chez un homme. Il s’avança davantage dans la pièce de quelques pas, son physique et ses mouvements incarnant un mélange parfait de force et de grâce. S’il ne s’était exprimé, je l’aurais peut-être considéré comme le fruit de mon imagination. Sa présence rayonnait d’une aura particulière, presque insaisissable. Je me targuais d’être capable de lire les gens au premier coup d’œil, mais il défiait toute classification facile.
J’étais une créature d’instinct, qui me guidait habituellement, je me trouvais perdue. Son regard énigmatique ne permettait pas de discerner s’il avait de mauvaises ou de bonnes intentions. C’était la première fois de ma vie que j’étais confrontée à l’incapacité à me faire une première opinion par mon instinct, et cela m’intrigua.
« Je m’appelle Danesh et je suis le Haut prêtre d’Aceluna. C’est moi qui vous ai trouvé lors du Lorus, » annonça-t-il.
Même sa voix était belle, il semblait que les dieux avaient été généreux dans leurs dons. Il était jeune pour un poste aussi élevé. J’avais entendu dire qu’il venait d’être choisi, un homme d’une grande piété et d’une grande connaissance. À la tombée de la nuit, il s’isolait pour méditer, prier et lire des textes anciens et rares.
« Une pierre exceptionnelle », remarqua-t-il en désignant le Coldran. « Une énergie prodigieuse. »
« C’est effrayant », ai-je répondu.
« L’exceptionnel ne l’est-il pas toujours ? »
J’hésitai à parler de la scène à laquelle je venais d’assister. Pouvais-je lui faire confiance, alors que je n’avais pas confiance en moi, et si tout cela n’avait été qu’une hallucination due à ma perte d’énergie ?
« Comment vous sentez-vous ? » demanda-t-il d’un ton plein de sollicitude.
« Mieux, merci », je me rappelai mes manières et m’inclinai : « Votre vénérable. »
« S’il vous plaît, pour tout le monde, ici, je ne suis que Danesh. »
J’acquiesçai et regardai le Coldran. « Je pense que j’avais juste besoin de confirmer que ce n’était qu’une vision », dis-je pour rompre le silence.
« Un Lorus est toujours un défi, surtout lorsque l’on n’est pas préparé. »
« En avez-vous déjà fait l’expérience ? »
« Oui, il y a dix ans, ici. J’étais un jeune aspirant à l’époque, et cela m’a hanté pendant des mois. »
Je pouvais le comprendre, je n’avais qu’à fermer les yeux pour me souvenir de ces visages, de ces cris.
« Vos cauchemars finiront par cesser. Si vous le souhaitez, je peux préparer une concoction pour favoriser un sommeil plus paisible.
« Que recommanderiez-vous ? »
« S’il vous plaît, suivez-moi. Vous avez étudié les herbes médicinales, nous pouvons décider ensemble du meilleur remède.
Je le suivis dans une petite pièce sombre bordée d’étagères remplies de bocaux et de récipients en verre, tous étiquetés. Les plantes envahissaient l’espace — leur salle d’herboristerie, de taille modeste, mais remplie de nombreux bocaux et livres.
« C’est mon laboratoire personnel », dit-il, avec une pointe de fierté dans la voix. « La salle d’herboristerie principale est à l’extérieur, ainsi que notre jardin de plantes. » Il regarda une sélection de bocaux. « Pour les cauchemars et les troubles du sommeil, que suggéreriez-vous ? »
« Racine de valériane, verveine et anis, peut-être mandragore. »
« C’est exact, mais pour un témoin de Lorus, j’ajouterais Mésué. »
Le mésué, une plante de montagne, avait des propriétés apaisantes, mais pouvait provoquer des pertes de mémoire à fortes doses, souvent recommandées après un événement traumatisant.
« Je ne veux pas oublier ce que j’ai vu. Ce serait lâche. Je veux affronter mes peurs, pas les effacer.
« C’est tout à votre honneur, alors. Nous omettrons Mésué, acquiesça-t-il en mettant la plante de côté. Il sourit, « Je vois que Nagaël forme toujours des femmes valeureuses. »
Danesh avait quelque chose de plus dangereux chez un homme que la beauté, disait ma grand-mère, le charme.
Il invoqua sans effort une mixture d’un placard lointain. Le regarder mélanger habilement les ingrédients sans contact physique était fascinant. Il me tendit la potion, qui avait un arrière-goût mentholé. Pendant qu’il s’occupait d’autres mélanges, je parcourais sa bibliothèque, chaque livre plus imposant que le précédent, sur les plantes, la terre, les constellations, la philosophie. Danesh semblait être un véritable érudit, un amoureux de la connaissance.
Me sentant soudain lasse, je doutais que la potion eût un effet aussi rapide, je le remerciai et je déclinais son offre de m’escorter. Je retournai dans ma chambre et je réussis à me rendormir immédiatement.
***
Je m’éveillai quelques heures plus tard, bien reposé. Le même jour, je pus enfin visiter Kaendra. Elle était toujours alitée ; le Lorus lui avait fait payer un lourd tribut.
Elle m’accueillit avec un léger sourire. Malgré sa pâleur, Danesh, qui était à son chevet, me rassura sur son état. Son énergie se reconstituait lentement. Cela aurait pu être pire ; elle aurait pu perdre la mémoire, souffrir de troubles mentaux ou être dans le coma. Cependant, elle n’avait été inconsciente que quelques heures après le Lorus, ce qui était encourageant.
Je passais toute la journée à ses côtés. Elle m’apprit que son chien avait rapidement donné l’alerte, et que grâce à son fidèle compagnon, nous n’avions pas trop souffert. Je caressais l’animal toujours à ses côtés, il accepta mon contact sans broncher.
Nous parlâmes des heures. Je lui racontai des histoires sur ma famille, mes frères et sœurs, ainsi que mes amies. Kaendra était fille unique. Sa mère, ancienne servante de l’Oracle d’Almerïa, était morte d’une fièvre et parlait toujours de son service avec fierté. L’Oracle, réputé pour ses dons divinatoires, était recherché par les roturiers comme les rois. Quant à son père, pêcheur, il l’avait confiée tôt aux soins de sa grand-mère qui vivait dans une chaumière au fin fond de la forêt. Elle avait eu une enfance heureuse jusqu’à ce que, lors d’un pèlerinage au temple, elle touchât la pierre et eut une vision, marquant le début de sa vie au temple parmi les prêtres et les prêtresses. Sa grand-mère était décédée, il y a six lunes, et son père lui rendait visite de temps en temps. Malgré une vie très éloignée des préoccupations typiques de l’enfance, elle exprimait sa satisfaction à l’égard de son sort, considérant son isolement comme un petit prix à payer pour le privilège d’aider et potentiellement de sauver son peuple.
Danesh la traitait comme sa fille, lui rappelant d’être une enfant. Elle se souvenait avec tendresse de ses tentatives pour alléger sa nature trop sérieuse.
Elle me pressa de ne pas avoir pitié d’elle et de ne pas m’inquiéter pour elle, elle était honorée de son pouvoir unique. « Ce ne sont pas tous les mortels qui ont une telle opportunité », dit-elle. Son dévouement à la protection de ce monde était inébranlable.
Je quittai ses quartiers en fin d’après-midi pour la laisser se reposer et j’acceptai l’invitation de Danesh d’aller visiter le jardin des simples. J’avais appris à le respecter et à l’apprécier, même s’il y avait une aura de mystère autour de lui. Guérisseur exceptionnel, il abordait chaque patient de manière holistique, guérissant des maux négligés par d’autres. Il croyait qu’il fallait traiter à la fois l’esprit et le corps. Il se dégageait de lui une paix qui enveloppait ceux qui l’entouraient. Son attitude calme et ses actions mesurées forçaient le respect et l’obéissance sans élever qu’il eut besoin d’élever la voix.
Lorsque le capitaine Kargen suggéra que nous reprîmes la route trois jours après le Lorus, Danesh insista sur le fait que j’avais besoin de plus de repos et que je devais rester au temple pour veiller à d’éventuels effets secondaires. Le capitaine acquiesça et Danesh me fit un sourire complice. J’allais beaucoup mieux, mais il comprenait mon désir de rester plus longtemps, pour m’assurer du rétablissement complet de Kaendra. Je m’étais pris d’affection pour elle et j’étais désolée de partir sans la savoir en meilleur santé.
Elle m’avait ému et touché profondément. Comme Goran le disait, on ne pouvait s’empêcher de l’aimer. Je lui avais fait deux poupées, l’une à son effigie et l’autre à mon image. Ils étaient maintenant ses compagnons chéris pendant son sommeil, sa santé s’étant considérablement améliorée, lui permettant de marcher lentement sans aide.
Je partageais mon temps entre m’occuper de Kaendra, méditer avec Goran et absorber les connaissances de Danesh sur les plantes et la guérison.
***
Un matin ensoleillé, j’accompagnais Danesh dans la forêt voisine alors qu’il souhaitait cueillir des plantes. Je réussis à convaincre le capitaine Kargen qu’il n’y avait aucun danger pour moi dans les environs du temple. Personne n’oserait m’attaquer près du sanctuaire des dieux ; je n’avais pas besoin d’escorte.
Le soleil était haut alors que nous nous aventurions plus profondément dans la forêt, le paysage autour de nous était d’une beauté à couper le souffle. Laissant Danesh à son travail, je l’informai que j’allais explorer un peu plus loin et peut-être tremper mes pieds dans le lac. En m’éloignant, je pris le temps d’enlever mes sandales, savourant la sensation de l’herbe fraîche sous mes pieds.
En arrivant au bord du lac, je repérai une silhouette en train de nager. Pouvait-il s’agir d’un villageois ? Pourquoi nagerait-il ou même se baignerait-il ici, dans une partie de la forêt appartenant au temple, et donc sacrée par extension ? Un prêtre, peut-être, mais ils seraient occupés par les pèlerins et les pénitents à cette heure. Je contemplais l’intrus à travers les branches, captivée un instant par sa haute silhouette et les muscles de son corps pendant qu’il nageait. Je n’avais jamais vu un homme complètement nu et je ne pouvais pas détacher mes yeux. Je devrais partir, me disais-je, ce n’était pas correct de l’observer et Danesh se demandait probablement où je me trouvais. Je pouvais toujours alerter les prêtres et les prêtresses de cette invasion du territoire sacré. Cependant, je restais enraciné au sol comme hypnotisé par le spectacle qui s’offrait à moi. Le temps semblait suspendu alors que je fixais l’étranger.
Soudain, le nageur s’arrêta de nager et se dirigea plus près du rivage, maintenant dans l’eau jusqu’à la taille. M’avait-il vu ? Il scruta les alentours, mais ne me repéra pas derrière le talus.
« Tu devrais sortir de ta cachette », cria-t-il.
Je me figeai, retenant mon souffle, essayant de mieux me cacher, rougissant de honte à être surprise de la sorte. J’aurais dû partir, quel idiot. Comment avait-il su que j’étais là ?
« Si tu ne le fais pas, je viendrai te trouver », menaça-t-il.
Prise, je réfléchis à mes options. Fuir semblait le choix le plus sensé. Alors, je m’éloignai lentement, mais deux jambes nues apparurent soudainement devant moi. Mon regard remonta jusqu’aux cuisses, heureusement recouvertes d’un pantalon noir, puis vers un torse humide et enfin vers des yeux gris amusés. Comment avait-il pu se déplacer si vite et s’habiller sans un bruit ?
Ses longs cheveux bruns mouillés s’accrochaient à un visage aux traits réguliers et à la mâchoire carrée. Ses lèvres charnues se courbèrent en un sourire à la fois doux et moqueur, ses yeux pénétrants semblaient étrangement familiers.
« Tu n’as pas besoin de t’agenouiller devant moi, femme », plaisanta-t-il faisant référence à ma position.
Agacée, je me levai d’un bond, ajustant ma robe. Cependant, ma position debout n’offrait aucun avantage face à sa haute taille.
« As-tu perdu ta langue, ma chère ? » demanda-t-il en levant mon menton d’un doigt pour m’observer.
« Je vous interdis de me toucher, » m’écriai-je en repoussant sa main et en frottant l’endroit il m’avait touché.
« Eh bien, vous avez retrouvé la parole, » remarqua-t-il en se rapprochant.
Instinctivement, je reculai, moins par peur que par décence. Il s’avança, et je reculai d’autant, me trouvant contre un arbre. Il plaça ses mains de chaque côté de ma tête, me piégeant. Mon cœur battait la chamade et il s’accéléra lorsque son visage se rapprocha du mien. Sans arme, je réalisai que je ne faisais pas le poids face à lui. J’avais besoin de trouver une échappatoire. Crier était toujours une option et Danesh qui n’était pas loin allait certainement m’entendre.
« Auriez-vous l’amabilité de me laisser partir ? » demandai-je sur le ton de la conversation, comme si nous étions dans une maison en train de prendre le thé et qu’il n’était pas à moitié nu devant moi dans une forêt sans personne à proximité.
Il s’amusa de ce changement de ton.
« Pourquoi es-tu si pressé ? Nous venons tout juste de faire connaissance, dit-il sur le même ton, en caressant ma joue de sa main mouillée, puis en traçant les contours de ma bouche avec son pouce. Je restai parfaitement immobile et retins mon souffle, pris au piège de son regard. Cependant, le cri d’un oiseau dans le ciel brisa le charme et je fus libéré l’enchantement, il n’y avait pas d’autre explication.
J’écrasai son pied et lui ai donnais un coup de coude dans le ventre avant de m’enfuir. Il m’attrapa le bras, j’essayai de m’échapper, mais ma robe s’enroula autour de mes chevilles, je trébuchai, j’attrapai son bras en tombant, l’entraînant avec moi dans ma chute. J’essayai de me lever, m’en empêcha, je me débattue, alors il s’allongea sur moi, pour m’arrêter. Puis il tint mes mains au-dessus de ma tête. J’étais totalement à sa merci. Je voulais effacer le sourire de contentement qui dansait sur ses lèvres.
« Tu sais te défendre, tu viens d’éveiller ma curiosité », déclara-t-il.
« Lâchez-moi ou vous allez payer », ordonnai-je.
Je ne voulais pas crier et alerter Danesh. Je devais lui expliquer ce qui s’était passé et il n’y avait rien de plus embarrassant que de lui dire que j’espionnais un homme nu qui m’avait pris en flagrant délit. L’homme se contenta de rire à l’évocation de ma menace.
Troublée par sa proximité, j’essayais de ne prêter aucune attention à son odeur, au contact de sa peau mouillée, qui imprégnait maintenant ma robe. J’étais plus que consciente de son corps sur le mien. Je poussais contre lui de toutes mes forces, essayant de le détacher de moi. Mais je ne parvins qu’à mieux modeler ma forme sur la sienne, et je sentis le feu monter à mes joues.
« Tu rougis », murmura-t-il, et je sentis son souffle contre ma joue.
« Levez-vous, » ordonnai-je, « vous m’empêchez de respirer. »
« Tu m’en vois navré ».
« Vous êtes navré, mais vous êtes toujours sur moi », sifflai-je.
« Si tu te montrais plus complaisante, peut-être accéderais-je à ton souhait ».
« Si vous pensez que je vais vous laisser me violer », crachai-je avec mépris.
« Je n’ai jamais eu à recourir à de tels moyens, aucune femme ne s’est jamais refusée à moi », commenta-t-il avec un clin d’œil.
« Vous avez dû en rencontrer des bien sottes et peu vertueuses. »
« Non, de celles qui m’épient lorsque je me baigne », rétorqua-t-il du tac au tac.
Je me sentis rougir furieusement.
Il se mit à rire, le chien, il avait l’air de bien s’amuser de la situation. Je décidai que le jeu avait assez duré. « Vous ne savez pas qui je suis, laissez-moi partir », ordonnai-je.
J’eus soudain eu envie de lui dire qui j’étais, mais je me retins, il pourrait bien me kidnapper en apprenant mon identité et demander une rançon, cela se faisait beaucoup. Ou bien il pourrait me contraindre à l’épouser et s’assurer un avenir doré.
Il m’examina alors un moment avec beaucoup d’attention. « Qui es-tu ? D’après l’étoffe de cette robe et les bijoux, sans doute une femme d’un certain rang. Cependant, quelle femme de la noblesse se promènerait sans escorte ? »
Un imbécile, pensai-je. Oui, capitaine, laissez-moi me promener seule dans la forêt pour être attaquée par un fou furieux.
« Intéressant, tu n’as pas les mains d’une femme oisive », observa-t-il en libérant l’une de mes mains. « Tu monnayes peut-être tes faveurs. Sans doute appartiens-tu as un homme de haut rang. Ton protecteur, ma douce, est bien imprudent de te laisser sans surveillance ».
« Je ne suis pas une femme de mauvaise vie, » m’offusquai-je.
Il se redressa alors, tendit l’oreille, semblant écouter quelque chose que je n’entendais pas, puis il se leva d’un bond, me m’entraînant à sa suite.
« Je suis désolé, je vais devoir mettre fin à notre charmant intermède, je suis attendu quelque part », dit-il avec regret de devoir interrompre sa prise d’otage.
Cependant, avant que je n’eusse le temps de lui asséner une réplique cinglante, il posait ses lèvres sur les miennes. Ce fut d’abord une simple caresse, sa bouche était chaude contre la mienne. Puis, voyant que je n’opposais aucune résistance, il s’enhardit, approfondissant son baiser. Je frissonnais, emportée par des sensations inconnues et d’une douce chaleur dans tout mon corps.
Je ne résistai pas lorsque sa langue caressa mes lèvres, inconsciemment j’entrouvris les miennes. Je ne résistai pas non plus lorsqu’il l’introduisit dans ma bouche. Je résistai encore moins lorsqu’elle rencontra la mienne pour une danse insolite et voluptueuse. C’était donc cela un baiser.
Je me laissai complètement emporté, oubliant tout autour de moi et le fait que moi princesse du royaume de Thanït, je laissais un parfait inconnu m’embrasser dans la forêt sacrée, jouxtant le temple d’or d’Aceluna. À cette pensée, le peu de raison qu’il me restait l’emporta sur mes sens enflammés. Je me libérai de son étreinte, le souffle court, surprise et choquée de m’être pressée dans les bras d’un étranger. Où était passé mon bon sens, mon discernement ? Quel genre de femme étais-je ?
Je posai ma main sur mes lèvres, comme pour faire taire les frissons qui me parcouraient tout entière, ayant ma bouche pour épicentre.
Il m’a regardé avec ce sourire moqueur sur les lèvres. Il triomphait, le rustre.
Lui, me contemplait avec toujours aux lèvres ce sourire moqueur. Il triomphait, le rustre.
« Tu ne peux t’imaginer à cette seconde combien je regrette d’être attendu », déclara-t-il en parcourant mon corps d’un regard voilé de désir.
Outrée de ma propre réaction et de ses propos, je tentai de le gifler, mais il rit, retint ma main et y déposa un baiser.
« Je n’ai fait que prendre ce qui m’était si obligeamment offert, » ajouta-t-il à ma propre honte.
Il siffla et un destrier noir apparut comme sorti de nulle part. Il l’enfourcha, puis le cavalier, après un dernier regard, disparut.
« Je vous ferai pendre, » hurlai-je à son dos qui disparaissait. Je crus l’entendre rire.
Ensuite, je dus m’adosser à un arbre, car mes jambes ne pouvaient plus me porter. Cela s’était passé si vite que je crus avoir rêvé cette scène. Cependant, je pouvais encore sentir sa bouche sur la mienne. D’un geste de colère, je m’essuyai les lèvres, cela ne changea rien, je pouvais encore les sentir et son goût.
Je me dirigeai ensuite vers l’orée du bois où Danesh m’attendait. Sur le chemin, je ne pouvais m’empêcher de penser à l’étranger. ‘Arrêtez de penser à cet imbécile, me’ dis-je, sans succès. Qu’est-ce qui m’avait poussé à refuser une escorte ? Le capitaine Kargen et ses hommes n’auraient fait qu’une bouchée de ce scélérat, et j’aurais été ravi de voir son sourire s’estomper. Je n’avais pas besoin d’une escorte ; une épée aurait suffi pour discipliner la brute, qui, d’une petite voix dans ma tête, murmurait, embrassait divinement bien. J’ai secoué la tête de frustration. ‘Tu voulais ce baiser’, répéta la voix.
Si je l’avais vraiment voulu le repousser, j’aurais pu utiliser le Lïshen. Mon corps m’avait trahi. ‘L’Esprit est bien disposé, mais la chair est faible’, surtout sous son toucher, ses lèvres. Je grognai de frustration, dégoûté par mes pensées. Ce devait être l’esprit de luxure, le mal qui contrôle parfois les êtres, celui que les mères craignaient pour les jeunes filles innocentes. Je résolus de brûler de l’encens pour éloigner cet esprit indésirable. La voix de la raison me rappela qu’un esprit ne pouvait posséder les gens que s’il y avait en eux un terrain fertile pour qu’il eût la possibilité de s’épanouir.
Je retrouvais Danesh toujours occupé à récolter de l’écorce. Il leva les yeux quand je m’approchai, et je pus voir dans ses yeux que je devais avoir l’air ébouriffé. En jetant un coup d’œil à ma tenue, je remarquai que ma robe était mouillée et déchirée par endroits, probablement à cause de ma chute. Mes joues rougirent d’embarras. J’avais également laissé mes chaussures sur les lieux de mon altercation. En passant ma main dans mes cheveux, j’ai senti des brins d’herbe et ce qui semblait être un insecte mort. Et j’avais essayé de me rendre plus présentable avant de retourner trouver Danesh.
« Votre promenade a-t-elle été agréable ? » Demanda Danesh, dissimulant à peine son amusement.
« J’ai glissé », mentis-je, honteuse. Enfin cela n’était pas totalement faux.
« Je suis désolé d’entendre cela », répondit-il, je suis sûr qu’il n’était pas dupe de ma faible explication, mais fort heureusement il décida de ne pas insister.
« J’en ai fini ici, nous devrions rentrer », suggéra-t-il.
« Oui, c’est une bonne idée », acquiesçai-je, soulagée qu’il ne posât pas plus de questions.
Nous regagnâmes le temple, où je passai le reste de la journée à broder avec Kaendra. Elle m’étonnait toujours, pourtant sans la vue, elle parvenait à confectionner des pièces plus belles que les miennes. Il est vrai que j’étais distraite par mes pensées, qui me ramenaient sans cesse à cette rencontre dans la forêt et ce qui m’occasionna plusieurs accidents et les doigts en sang.
***
La veille de mon départ, je rencontrai enfin le troisième Luxen, Talynte, un jeune garçon timide de mon âge. Il avait à peine levé les yeux lorsque nous nous étions rencontrés et balbutié des salutations. Il passait la plupart de son temps dans ses appartements ou dans la bibliothèque du temple. Il portait une grande affection à Kaendra, pour qui il lisait ses propres histoires de chevaliers héroïques sauvant des princesses en péril.
J’étais demeurée une semaine au temple, j’avais écrit à mes parents peu de temps auparavant pour leur dire que je ne m’attarderais pas davantage. Ma mère avait fait part de son impatience en une longue missive. Je dus prendre congé de mes nouveaux amis. Kaendra était presque totalement remise. Je la pris dans mes bras et lui promis de revenir bientôt lui rendre visite, de toute façon je lui écrirais et Danesh lui lirait mes courriers. Je la savais en de bonnes mains, Danesh et Goran veilleraient sur elle. Je remerciai Goran et Danesh pour leur aide et leur gentillesse.
« Merci, Danesh, pour ta gentillesse et pour avoir partagé tes connaissances avec moi. »
Je lui étais tellement reconnaissant d’avoir partagé son savoir avec moi et d’avoir été si bon avec moi. Il possédait toujours cette aura de mystère, mais il possédait un bon cœur, cela était tout ce qui importait après tout.
« Ce fut un plaisir, surtout avec une élève aussi attentive », déclara Danesh.
« J’ai encore tellement de choses à apprendre pour atteindre ton niveau. »
« Cela viendra avec l’expérience. Nos portes te seront toujours ouvertes pour apprendre plus. »
« Merci. »
« Votre Altesse, que Samrah éclaire votre chemin, et qu’Alkïan guide vos pas » dit le Haut Prêtre en s’inclinant devant moi.
« Bénis soient leurs noms, votre vénérable, je pars en paix, » répondis-je.
Je laissai là le temple d’Aceluna et me mit en route pour ma demeure à Den Lorïa. Enfin installée dans ma litière, je réalisai que nul n’avait évoqué les conclusions du Dïron sur le Lorus. Mais peut-être qu’il n’était parvenu à aucune conclusion alarmante, me rassurai-je. J’avais hâte d’être de retour dans mon foyer.
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